Ghalys

La communauté des gauchers / phase 0 : Négation.

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Curieusement, sans que personne ne comprenne pourquoi, au moment d’apprendre à écrire aucun enfant n’était gaucher. Certains enseignants murmuraient encore que c’était bien mieux ainsi. Il faut dire aussi que rien n’incitait les gauchers potentiels à se révéler si jeune, vu que les insultes privilégiées des cours d’écoles restaient « espèce de gros roux » ou « sale gaucher ». Seuls les roux dont les parents n’avaient pas les moyens de les teindre vivaient l’enfer des récréations. Dans les cas les plus graves les parents de roux tondaient leurs enfants comme au bon vieux temps du tyran afin de leur donner un peu de répit.

Les gauchers eux, créaient ne posaient problème qu’à partir du lycée, pendant la période rebelle de l’adolescence. Evidemment, quand un gaucher était démasqué, les insultes fusaient de toutes parts ce qui leur faisait vite reprendre l’usage de leur main droite. Mais certains d’entre eux persistaient malgré les brimades et les vexations. Puis las, au bout d’un moment, ils partaient en exil dans une autre école dans une ville plus importante où les élèves étaient moins intolérants.

Au début je regardais les gauchers avec incompréhension. Puis peu à peu je me suis intéressé aux annonces dans les journaux gratuits pour les tasses à anse gauche spécialement conçues pour les gauchers. De telles annonces n’étaient évidemment publiées que dans les journaux gratuits qui peinaient à obtenir des annonceurs. Les journaux convenables s’en passaient avec joie. L’usage des gobelets sans anse et des tasses symétriques s’était perdu pendant la chasse aux gauchers durant le règne du tyran. Les tasses à anse droite étaient le moyen de prouver au monde qu’on était droitier et donc normal.

Le soir en faisant mes devoirs, par ennui, je prenais mon stylo dans la main gauche, pour voir. Au début, j’essayais de faire des ronds puis des petits dessins. Ensuite, je me mis à écrire et me rendis compte que c’était pratique. En toute innocence je n’y voyais aucun mal. Puis chaque soir comme par accoutumance je faisais tous mes exercices en écrivant de la main gauche. Il me fallait faire attention aux taches d’encre révélatrices sur cette main interdite avant que mes parents ne reviennent. Ou bien trouver des excuses quand ils en trouvaient.

A l’école bien sûr j’utilisais toujours la bonne main. Car aucun gaucher ne pouvait devenir professeur et ainsi se montrer un peu compréhensif. Il était évident qu’un élève exprimant son côté gauche voyait inévitablement ses résultats scolaires chuter à cause des brimades sans fins qu’il déchaînait bien involontairement contre lui. Et sans bons résultats scolaires, il n’est pas possible d’enseigner. Parfois, il arrivait tout de même qu’un gaucher parvienne à simuler assez longtemps qu’il était droitier pour obtenir un poste d’enseignant. Mais alors il était alors condamné à le cacher. Car quand un parent apprenait que le professeur de ses enfants était gaucher, il demandait aussitôt le renvoi de celui-ci. Je suis persuadé d’avoir eu au moins l’un d’entre eux comme professeur au lycée. On disait de lui qu’un gobelet sans anse (et donc très ambidextre) avait été entrevu dans son casier.

Ensuite à ma majorité, je suis allé faire mes études loin de chez moi à Brest. J’avais ma chambre et une fois que ma porte était verrouillée, je pouvais écrire tout mon saoul de la main gauche sans craindre d’être surpris. C’est là qu’Internet m’a fait découvrir les textes des gauchers célèbres d’avant le tyran. Je passais des heures à les lire, seul dans ma chambre. Puis de site en site je tombais par hasard sur des auteurs gauchers contemporains. D’abord intrigué, je n’osais trop y croire. Mon excitation fut à son comble quand je lus qu’ils se réunissaient dans des bibliothèques spécialisées et qu’il y en avait une à Brest. Je notai aussitôt l’adresse, la localisai sur un plan et me promis d’y aller faire un tour.

Deux mois plus tard, pris d’une pulsion je pris le bus et me retrouvais devant la bibliothèque pour gauchers de Brest. Je passai devant plusieurs fois en me forçant à sembler détendu tout en faisant semblant de me promener. Au bout du troisième passage je pris mon courage à deux mains et poussai la porte. Manque de chance l’établissement était fermé ! Je devins immédiatement rouge pivoine, regardai les horaires d’ouverture en tentant de les retenir, puis rentrai rapidement dans ma chambre. Je me doutais déjà un peu que j’étais gaucher, cela devenait trop évident, mais je ne l’admettais toujours pas.

L’idée de rencontrer mes semblables m’intéressait mais je ne réussissais pas à m’assumer assez pour le faire. Au cours de mes études j’eus l’occasion de passer plusieurs fois devant la bibliothèque en la regardant à chaque fois de loin plein de l’espoir d’en voir sortir des gens. Mais personne n’en sortit jamais. Je lus dans la presse que les voisins de la bibliothèque étaient excédés par le mauvais genre des gens qui le fréquentaient et faisaient de leur mieux pour convaincre leur maire de fermer l’établissement. Mais heureusement les associations anti-tyraniques trouvèrent assez d’arguments pour expliquer que faire cela ne serait qu’un retour à l’ordre que le tyran avait imposé en son temps. Et cela suffit pour convaincre le maire de ne rien faire.

J’appris la nouvelle avec joie, mais mes études était déjà terminées. Je partis donc chercher du travail à Paris sans jamais avoir visité la bibliothèque, avoir admis que j’étais gaucher, et encore moins avoir révélé à mes parents que je l’étais.

15h30 permalien

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